Alors que le projet de loi sur l’aide active à mourir doit être examiné à l’Assemblée nationale le 12 mai 2025, un profond malaise s’exprime du côté des collectifs militants pour les droits des personnes en situation de handicap. Les Dévalideuses, collectif handi-féministe et antivalidiste composé de personnes directement concernées, dénoncent un texte « validiste », qui entérine une hiérarchie des vies et propose la mort à celles et ceux qu’on ne soutient pas à vivre.
Le validisme, comme le définit Béatrice Pradillon, présidente et cofondatrice des Dévalideuses, est : “une hiérarchisation des corps et des vies, où les personnes en situation de handicap sont perçues comme "hors norme", et où cette différence justifie leur mise à l’écart ou leur exclusion.” C’est un système de pensée profondément ancré dans la société, qui considère la vie des personnes en situation de handicap comme moins digne, moins vivable, et le handicap comme une souffrance dont il faudrait être à tout prix "libéré"
Porté par Olivier Falorni, député de la Ire circonscription de Charente-Maritime, ce texte législatif prévoit d’instaurer un droit à l’aide active à mourir pour les personnes majeures, atteintes d’une maladie grave, incurable, en phase avancée ou terminale, et faisant état de souffrances physiques ou psychologiques réfractaires. Deux médecins doivent attester du respect de ces critères, et la demande du patient doit être libre, éclairée et réitérée. Si le patient est dans l’incapacité physique de s’administrer le produit létal, un soignant pourra le faire à sa place. Ce droit nouveau – qui inclut le suicide assisté et l’euthanasie – suscite une adhésion massive dans la société : près de 80 % des Français s’y déclarent favorables, d’après un sondage IFOP de février 2024, 78 % des Français se déclarent favorables à l’ouverture d’un droit à l’aide active à mourir, selon des sondages plus récents.
Pour ses défenseurs, ce texte représente un progrès sociétal majeur, un “dernier droit” pour mourir dans la dignité. À l’instar de Nicole Bucheton, membre de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), témoignant pour France Info que l'euthanasie devrait être reconnue comme un “dernier soin” pour les patients sans alternative. Si elle reconnaît les avancées de la loi Leonetti de 2005, elle la juge insuffisante pour répondre aux souffrances prolongées ou à certaines détresses psychologiques, et plaide pour une meilleure articulation entre soins palliatifs et droit de mourir dans des conditions choisies.
Cette position rejoint celle exprimée par la Convention citoyenne sur la fin de vie de 2023, observant une réponse à la souffrance ultime, et par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qui évoque une possible “application éthique de l’aide à mourir”, à condition qu’elle s’accompagne d’un renforcement de l’accompagnement en fin de vie. L'ADMD, active sur le terrain depuis plus de quarante ans, insiste sur les cas de patients comme Alain Cocq ou Anne Bert, partis en Suisse ou en Belgique, faute de solution en France.
“Plutôt que de nous proposer une vie digne, on nous propose une fin de vie digne.” - Béatrice Pradillon des Dévalideuses
En ce qui concerne le monde militant antivalidiste, c’est une tout autre lecture qui prévaut. Les Dévalideuses, collectif handi-féministe, refusent que ce droit à mourir s’impose comme réponse à l’abandon des plus fragiles. Béatrice Pradillon alerte sur une société “qui, plutôt que de nous proposer une vie digne, nous propose une fin de vie digne.”. Selon elle, ce projet de loi constitue une “porte ouverte à l’eugénisme”, c’est-à-dire une logique de sélection des vies. Il entérine « une hiérarchisation des vies sur la base de leur état de santé, et donc de leur autonomie et de leur productivité », ajoute-t-elle.
B. Pradillon s'inquiète aussi sur les inégalités criantes d’accès aux soins : “on en a pas suffisamment en France [de services de soins palliatifs], ce qui fait qu’en fait, il y a beaucoup de personnes qui pourraient vivre avec les traitements adéquats mais qui n’y ont pas accès.” La France compte encore 21 départements dépourvus d’unité de soins palliatifs, selon le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de décembre 2023. L’allocation aux adultes handicapés (AAH) reste sous le seuil de pauvreté : le montant maximal de l’AAH s’élève à 1016,05 € par mois en 2025, soit environ 100 € en dessous du seuil de pauvreté, fixé à 1 126 € mensuels par l’INSEE en 2023.
En somme, l’accessibilité se dégrade, et l’aide humaine reste insuffisante, s’indigne la présidente des Dévalideuses : “On n’a pas le droit au logement, on n’a pas le droit à la santé, et on propose à des personnes en situation de handicap de mourir.” Elle redoute que le critère de souffrance psychologique “insupportable” ne devienne une échappatoire pour les personnes en situation de handicap socialement abandonnées, d’autant que l’évaluation de cette souffrance est souvent biaisée par des préjugés sur la qualité de vie perçue des personnes en situation de handicap.
Cette crainte n’est pas isolée. L’ONU a récemment sommé le Canada de revenir sur sa loi, permettant l’aide à mourir à des personnes en situation de handicap sans qu’elles soient en fin de vie. Certaines y ont eu recours faute de logement accessible ou de soutien adapté. La France ne doit pas suivre ce modèle, s'insurge B. Pradillon : “On va nous dire qu’on dramatise, qu’on exagère… Pourtant, dans les pays où c’est légal, ces dérives existent.” En Belgique, où l’euthanasie est légale depuis 2002, les demandes sont parfois acceptées pour des personnes atteintes de troubles psychiatriques ou de handicaps non mortels. La Belgique a enregistré 3 423 cas d’euthanasie en 2023, dont 16,2 % concernaient ces pathologies, selon la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation. Aux Pays-Bas, où l’euthanasie est autorisée depuis 2002, le nombre de demandes a augmenté de 10 % en 2024. Les cas liés à des troubles psychiatriques ont bondi de près de 60 %, impliquant parfois des personnes très jeunes. Au Canada, environ 1 000 personnes avaient eu recours à l’aide médicale à mourir lors de son instauration en 2016. En 2023, ce chiffre a dépassé les 15 000, sept ans après l’entrée en vigueur du dispositif.
La loi française, dans sa version actuelle, limite l’accès à l’aide à mourir aux cas où le pronostic vital est engagé. La militante reste sceptique : “On peut très bien être atteint d’une maladie grave, incurable, sans être en fin de vie immédiate, et cette notion reste floue.” Elle exclut, également, les mineurs et les personnes ne pouvant plus exprimer leur volonté, contrairement à la Belgique ou les Pays-Bas, acceptant, dans certains cas, ces directives.
Quand l’aide à mourir devient inévitable pour les personnes en situation de handicap
Alors que la majorité gouvernementale soutient ce texte, la gauche le défend au nom de la liberté, et la droite y voit un danger pour les plus vulnérables, Béatrice Pradillon rappelle tout de même : “Quand une personne valide exprime des idées suicidaires, elle est prise en charge, écoutée, et on mobilise des dispositifs de prévention. Quand c’est une personne en situation de handicap, ce même désir peut être perçu comme rationnel ou compréhensible, et l’on peut alors l’accompagner vers la mort.”, avant d’ajouter “ Par exemple, au Canada, des personnes handicapées ont eu recours à l’aide à mourir faute de logement accessible ou de soutien adapté. En 2023, 15 343 personnes ont eu recours à l’aide médicale à mourir (AMM) au Canada, soit 4,7 % de l’ensemble des décès enregistrés cette année-là, [selon une étude Statistique Canada et Santé Canada]. Parmi elles, plusieurs centaines n’étaient pas en fin de vie. Ce traitement différencié repose sur une présomption de souffrance inéluctable liée au handicap, et traduit un biais validiste profondément ancré dans notre société.”.
Cette ambiguïté nourrit l’inquiétude, d’autant plus que le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU a récemment appelé le Canada à abroger sa loi permettant l’euthanasie de personnes en situation de handicap non en fin de vie. L’ONU y voit une mesure discriminatoire, contraire aux droits fondamentaux des personnes en situation de handicap. Ce signal d’alerte international est brandi par les collectifs français comme un avertissement à ne pas suivre une pente glissante.
Pour les Dévalideuses déplore que “beaucoup d’amendements ont été rejetés qui auraient permis d’encadrer mieux le texte.” Une situation qu’elle juge “vraiment inquiétante”, notamment parce que certaines propositions visaient à interdire l’accès au dispositif aux personnes incarcérées ou atteintes de déficience intellectuelle.
Pour les Dévalideuses, pas question d’amender une énième fois ce texte : elles demandent son retrait pur et simple. Leur position est claire : “On ne veut pas de cette loi, on ne la veut pas pour nous, on ne veut pas qu’elle s’applique à nos proches, à nos amis.”. Les débats commencent à l’Assemblée nationale dans moins d’une semaine. Reste à savoir si ce texte évitera de devenir, comme le redoute Béatrice Pradillon, “ la loi de trop, celle qui dira officiellement que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues.”.
Sources : IGAS, IFOP, Santé Canada, CCNE, ONU, Les Dévalideuses, Mediapart
Écrit par Laure ROUSSELET
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